UNE CAMÉRA SAUVAGE ET LIBRE POUR COMPRENDRE LE MONDE

Avant-première vendredi 10 décembre 2021 au cinéma ABC Toulouse

Le regard d’Olivier Père sur Radu Jude / Texte écrit pour l’hommage à Radu Jude
au 49e Festival La Rochelle Cinéma – FEMA 2021

Le renouveau du cinéma roumain, au mitan des années 2000, demeure l’une des plus belles apparitions de mémoire récente de cinéphiles. On ne saurait réduire ce phénomène à une poignée de cinéastes surdoués mais isolés, arrivant après une période d’éclipse. Il ne correspond pas à une parenthèse enchantée ou un feu de paille mais marque au contraire le début d’une émulation qui va déclencher un regain d’intérêt durable pour la Roumanie sur la carte du cinéma mondial, un flux régulier de révélations de jeunes talents. Aux côtés de Cristi Puiu, Cristian Mungiu et Corneliu Porumboiu, découverts et primés au Festival de Cannes, il a fallu rapidement compter avec Radu Jude, né à Bucarest en 1977.

Avec ses collages et raccourcis provocateurs, Jude réactualise le dictionnaire des idées reçues de Flaubert et parvient à nous sidérer par son imagination et l’insolence de son propos.

En utilisant le ton de la comédie sarcastique et sans suivre une narration traditionnelle, son dernier film en date, Bad Luck Banging or Loony Porn, structuré en trois parties distinctes, est dédié au thème de l’intimité à l’ère d’internet et offre au cinéaste l’occasion d’explorer la confusion de la société présente, en particulier celle de l’Est de l’Europe post-totalitaire. Mais son propos, de plus en plus iconoclaste, n’a jamais été aussi universel. Le regard que Bad Luck Banging or Loony Porn pose sur le monde dans lequel nous vivons s’avère d’une lucidité presqu’effrayante. Le film dresse un constat à la fois drôle et apocalyptique d’une époque en proie à une défaite de la raison à peu près totale. Comme dans Aferim!, c’est le scandale d’un rapport sexuel (consenti) qui déclenche la vindicte haineuse d’une machine sociale répressive. Comme dans La Fille la plus heureuse du monde et Papa vient dimanche, le brouhaha de la ville, son agressivité sonore et visuelle jouent un rôle essentiel dans le récit. Bucarest telle qu’elle est filmée dans Bad Luck Banging or Loony Porn offre la vision cauchemardesque d’une postmodernité plongée dans le chaos, entre vulgarité, misère et consumérisme débridé. Il suffit à Jude de trimbaler une caméra faussement candide dans les rues de la capitale, le temps d’un chapitre déambulatoire, pour constater à quel point les signaux pornographiques ont contaminé les images de l’espace public, parasité par les affiches publicitaires et politiques. La dernière partie met en scène un tribunal d’inquisition moderne, où des représentants de la bourgeoisie roumaine laissent éclater leur bêtise crasse et leurs réflexes réactionnaires devant une jeune femme bien décidée à leur tenir tête et détruire une à une leurs accusations vaseuses.

Entre ces deux blocs de temps, Jude insère une partie centrale, la plus expérimentale : un abécédaire constitué d’images d’archives empruntées à la télévision, la publicité ou d’autres sources extrêmement variées qui passe en revue de A à Z, avec un humour ravageur, tous les lieux communs et fixations de notre époque, sans oublier de nous rappeler certaines des pages les plus honteuses du XXe siècle. Avec ses collages et raccourcis provocateurs, Jude se montre alors l’égal d’un Godard ou d’un Houellebecq, réactualise le dictionnaire des idées reçues de Flaubert et parvient à nous sidérer par son imagination et l’insolence de son propos.

Affranchi du moindre dogme narratif, Radu Jude réussit un formidable pamphlet qui est à la fois le reflet glaçant de notre époque immédiate et sa plus pertinente analyse. Bad Luck Banging or Loony Porn a été tourné en pleine crise sanitaire et tous les comédiens portent un masque chirurgical du début à la fin. Dans ce monde sans visage ni contact physique qui a été le nôtre pendant de longs mois, Radu Jude continue de glorifier la puissance de la parole et du savoir, mais aussi la vie, l’amour et le désir, avec une saine colère et une ironie dévastatrice, armes ultimes pour combattre l’intolérance, la tartufferie et les totalitarismes.

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